Théâtre :

retour page d'accueil


 Mes écrits pour la scène ne manquent pas de surprises ou virages abrupts de nature à relancer l'intérêt d'une salle ou d'un lectorat, (événements inattendus, rebondissements, etc.) Les extraits présentés sont par définition décontextualisés par rapport à ce qui les déclenche et ce qu'ils provoquent. Différence entre le segment et la ligne droite...

 

Extrait de Platanes
(Pièce récente puliée dans le numéro 26 de La Revue des Archers)

Séquence 3

Le plateau montre un planet, identique à celui qui fait face à l’entrée du 52 rue Denfert-Rochereau, avec en son centre le tronc imposant d’un platane ; un petit groupe de voisins est rassemblé à proximité, comme abrité sous son feuillage. Ce géant à échelle humaine retrouve quelques instants une fonction qu’il a dignement occupée chez nous pendant de nombreuses décennies, proche de celle de l’arbre à palabres dans certains pays d’Afrique noire.
Le groupe des personnes ici présentes, au nombre de cinq, a suivi l’émission de télévision diffusée sur France 3 Région Provence-Alpes Côte d’Azur, filmée voilà deux jours dans la grande salle de réunions de la Communauté de Communes du Pays des Sorgues et des Monts de Vaucluse et retransmise hier soir ; militants de la sauvegarde des platanes encore debout dans l’entier Sud-Est.
A une extrémité en fond de scène, à l’écart, un homme assis leur tourne le dos, comme recroquevillé sur une liasse de feuilles de papier. Absorbé par sa lecture il tourne lentement une page de temps en temps.
Les interlocuteurs ne lui prêtent aucune attention ; l’ambiance est électrique. Les répliques vont fuser.

Alors, vous avez pensé quoi de cette émission ?
-Ils nous prennent pour ce que nous sommes : des ‘niaï…’
-Ils sont en train de nous enfumer avec leurs conneries.
-On nous fait tourner en rond pour nous donner le tournis.
-La sauvegarde des platanes tu vas voir, c’est l’Arlésienne !
-Ouais : on se fait prendre pour des cons !

L’un d’eux va poser ses mains sur le tronc du platane comme sur le flanc d’un cheval.

-Pourtant, touchons du bois : on gardera le pied marin sur le « négo-chain » !
(En moquant l’accent parisien)
 
-La barre tiendra bon encore pendant longtemps…
-Tu as vu les airs qu’ils prenaient ?

Ils prennent chacun par dérision des poses outrancières (ton de la flagornerie, intonations précieuses, bouche en cul de poule, etc.)

-Il existe des solutions, il faut pas croire…
-Tout à fait. Nous savons quoi faire…
-Ne cédons pas à la tentation du pessimisme !
-Nous connaissons parfaitement la solution…
-Mais nous ne pouvons point encore l’appliquer…
-C’est trop tôt…
-La lumière est au bout, cela ne fait pas l’ombre d’un doute…
-La lumière est en train de se faire !...
-Comprenez que dans l’immédiat, il y a des risques…
-Nous personnellement on voudrait bien, mais c’est pas nous qui décidons…
-C’est Machin…
-Juste en face…
-Le troisième bureau après nous, vraiment tout proche…
-Vous y êtes, continuez !
-Ne vous découragez pas…
-Mais nous comprenons sincèrement vos inquiétudes…
-Votre impatience…
-Et je n’hésite pas à vous dire plus : nous les partageons…

L’homme à l’écart s’est levé et tourné vers eux, sans bouger. (Personnage lunaire symboliquement  ailleurs dans un coin de l’espace scénique, sorte de mi-chemin entre l’énigmatique Etranger de Baudelaire dans le Spleen de Paris et une représentation traditionnelle ou subjective de l’écrivain à l’écart, de son propre fait ou non) Eux viennent d’apercevoir son changement d’attitude et  détournent leur regard d’un haussement d’épaules, restés concentrés sur leur jeu.

-Mais à notre corps défendant, étant donné que les choses ne sont autres que ce qu’elles sont…
-Nous devons pour l’instant nous contenter d’être optimistes…
-Raisonnablement, faites comme nous…
-On va y arriver à terme, ça ne fait pas de doute…
-J’ai bien dit pour l’instant, les choses sont claires…
-Parce que c’est en train de changer positivement…
-Tout cela requiert sans doute un peu de philosophie…
-Nous connaissons déjà la direction des réponses…
-Ce qui n’est pas rien, loin de là !
-Il pourrait d’ailleurs déjà en aller différemment, sans délai, pour peu que la fin de chaque chose cesse d’en être le principe…
-Déjà oui, déjà…

Ils rient nerveusement et reprennent avec de plus en plus d’outrance. L’homme leur fait un signe discret de la main, ils ne le voient pas. Il se rassied et feuillette à nouveau ses papiers.

-L’essentiel c’est que personne ne baisse les bras…
-C’est aussi un combat moral…
-Symbolique…
-Nous savons gré à vous tous…
-De guerre lasse…
-De tout ce qui va dans le bon sens…
-De ne pas lâcher la moindre parcelle d’optimisme…

Changement brutal de jeu : ils redeviennent sérieux. Plusieurs disent à leur tour la réplique suivante, puis la méditation silencieuse  s’installe.

-Tous des guignols.
-Ouais…
-Des guignols !!

L’homme qui fixe le groupe intervient à distance sans  s’approcher d’eux, les désapprouvant clairement du chef, et de la main.

L’inconnu

Non, ils ne sont pas tous des Purgon et des Diafoirus de la nature.  Les scientifiques qui mouillent leur chemise pour nos platanes sont notre espoir.

Jeu de regards : les destinataires se trouvent frappés de mutisme. L’inconnu reprend immédiatement sa lecture silencieuse, eux leur conversation à voix basse, en le regardant en biais.

-Qui c’est, cet hurluberlu ?
-Bah…
-L’air plutôt sympa, mais bizarre.
-Pas l’air méchant en tout cas.
-On le voit plus souvent de dos que de face…
-C’est vrai, on l’aperçoit partout, en posture curieuse.
-Comme en méditation, appuyé au tronc d’un platane…
-Dos tourné au reste du monde.
-J’avoue que je me méfie un peu des méditatifs.
-Une fois, j’ai cru qu’il pissait tout simplement… mais non.
-Toujours avec des papiers.
-Peut-être qu’il en bouffe, à savoir…
-Il faut quand même qu’il soit un peu simplet, le bonhomme.
-Original, en tout cas !
-Une sorte de ravi de la crèche, version moderne…

Ils étouffent un rire nerveux puis le voient s’approcher lentement, avec son calme rassurant, et font eux-mêmes quelques pas vers lui. 

L’inconnu
Il parle le texte sans lire, en les fixant intensément, chacun tour à tour.

Je suis platane. Ma splendeur est devenue la ruine
dont souvent vous détournez le regard le long des cours,
creusée et enlaidie au pire des cas, par le chancre,
et au meilleur des cas dois-je dire, déjà coupé…

 

Extrait de Madame Thana

 L’entreprise de cette P.D.G. au passé louche et aux restes séduisants malgré sa soixantaine, disons, bien sonnée, n’est rien de moins qu’un empire industriel très vaste, qui exerce sa toute-puissance par-delà les frontières nationales du monde.
  A titre exceptionnel, elle choisit de faire passer elle-même l’entretien à un jeune chômeur architecte postulant à un emploi ; il se trouve qu’elle en est éprise… à en crever (« humain, trop humain »…)

René

Vous savez, j’adore la vie.

Madame Thana

Blasée

Oui, oui.

René

Tout ce qui frémit, tout ce qui palpite.

Madame Thana

Ton machinal

Oui, René.

René

Crescendo. Il s’enfièvre

Les lumières des maisons, la nuit, comme des pêcheurs au lamparo en quête du rêve…

Madame Thana

Hm hm…

René

La main des mères autour du pot de confiture, leurs bras qui nous soustraient à la pesanteur…

Madame Thana

Se laissant un peu plus aller

Oui…

René

Les gazouillements des enfants et les sourires bienveillants des sages unis dans une exubérance de papillon…

Madame Thana

Oui !!

René

Les cabanes des gosses dans les arbres, pareilles aux nids d’oiseaux pour des va-et-vient incessants du réel à l’imaginaire…

Madame Thana

C’est beau...

René

Il lui prend la main. Ils marchent

Les larmes au coin des yeux des tortues marines qui pondent…

Madame Thana

Oh, oui…

René

Derrière une ferme, la flamme sombre d’un cyprès, quenouille longtemps filée par les vents et les brumes...

Madame Thana

Encore !

René

Avez-vous vu tout ça ?

Madame Thana

Je l’ai vu, et je l’ai aimé !

René

Changement de ton, dents serrées

Vous êtes encore en train de vous foutre de moi et vous pensez que je ne m’en aperçois pas. Vous pensez que je commence à mordre. Naïve ! Comment pouvez-vous…

Madame Thana

Je vous retourne la question : comment pourrais-je ne pas ?…

René

L’immense précaution des baleines quand elles effleurent leur baleineau pour le guider, avec une tendresse infinie, une légèreté de plume inversement proportionnelle à leur masse…

Madame Thana

Et la rondeur du ventre des femmes portant ce qu’elles ont été et ce qui sera elles… Je sais tout ça, je sens tout ça. Mais c’est bien le cas de dire, sans ironie, « et après » ?

René

Après si je ne m’abuse, il y a… Vous !!!

Madame Thana

Oui, moi. Pour tous, c’est moi. Et pour moi ? Alors pour moi écoutez bien, je vais vous le dire : pour moi, c’est la routine, les programmes, l’efficacité, le rendement. Tout ce qui racornit, ce qui dessèche.

Un temps

Vous, vous me pensiez sadique !

René

Je ne pouvais pas savoir.

Madame Thana

Eh non : vous l’ignoriez encore avant de l’apprendre…

Temps bref

Bof, je ne vous en veux pas. Vous vous nourrissez de clichés, comme tout le monde.

Elle se détache de lui, s’arrange les cheveux. Ton de la confusion.

Mais si je ne m’abuse, nous nous attendrissons. C’est un peu ridicule, vous ne trouvez pas ?

René

Si. Enfin, je vous aime un peu mieux comme ça.

Madame Thana

Vous m’aimez faible, vous m’aimez dans les orties… Moi aussi, je vous aime comme ça. Seulement voilà : c’est de la folie. Le seul garde-fou possible se trouvant dans la dérision.

René

Je comprends.

Madame Thana

La béance vaginale d’une fleur au souffle de vent nuptial porteur du grain de pollen mâle, les hirondelles industrieuses qui chassent les moucherons en ricochant sur le fil de l’eau, cousant le ciel à la rivière par leurs boucles de tisserandes, tout cela… n’a aucune durée.

René

Résigné

Non.

Madame Thana

Le partage simple du pain, du vin entre ceux qui s’aiment…

René

Non plus. Mais c’est bon quand même.

Madame Thana

Alors, prenez le parti d’en rire, comme je le fais.

René

J’essaie parfois, oui, faute de mieux.

Madame Thana

Absolument, rions, puisque rien ne peut être changé, et que nous sommes si bien ensemble…

René

Hésitant

Oui…

Madame Thana

Tout à fait. Un petit coup de mon excellente Mort Subite ?…

Elle le sert joyeusement, ils s’installent sur le Récamier

René

Merci.

Madame Thana

A l’époque de Cythère, ma maison de société, les occasions de se marrer ne manquaient pas… Je me souviens de la fois où un vieux monsieur célèbre est mort en besognant une de mes protégées… Je la revois descendre affolée…

Elle rit

Nous avons dû le saper en une poignée de secondes, le fourrer dans sa berline avant qu’il se raidisse… Son chauffeur -un habitué, revenu le lendemain- nous a dit qu’arrivé chez lui son corps était indépliable, ils ont dû le sortir en position assise, tordu comme une poupée barbie… Lui plié en deux, nous en quatre…

René rit. Un temps

René

Je pense à une chose, aussi, qui m’avait fait rire : savez-vous de quelle façon un type dans mon village, l’an dernier, a « trouvé la mort », comme on dit ? Sur un pont, en sifflant un tube à la mode… Le zizi à l’air.

Madame Thana

Ah bon, quelle drôle d’idée. Et que faisait-il, sur ce pont ?

René

Il se soulageait. Mais dessous…

Il rit

Madame Thana

Il y avait une ligne de haute tension. Je me souviens. C’est moi qui lui ai donné… cette impulsion soudaine. Mais je n’ai pas imposé la cible. Du pouce et de l’index comme les hommes savent faire -je crois-, il pouvait diriger son jet sur plusieurs choses : c’étaient soit les fils électriques tout de suite, soit un bon vieux poteau télégraphique, en bois, juste après le pont.

René

Le pauvre ! Ça devait presser…

Madame Thana

Ça pressait, puisqu’il a fait… sa petite commission sur le pont. Il l’a choisi de lui-même, je n’y ai été pour rien.

René

A part soi

Ce pont l’a fait passer du versant de la vie au versant…

Temps bref. Il est détendu

Votre bière est délicieuse, meilleure que tout à l’heure. Madame Thana… Thana… je commence à me sentir libéré de mes angoisses.

Madame Thana

Elle se lève et l’attire à elle

Vous savez, je vous libère de tout, si vous voulez.

René

Non merci, ça ira. Seulement de mes angoisses.

Madame Thana

Guillerette

Vous voulez que je vous dise une autre manière pas triste d’avoir trépassé ?

René

Dites toujours.

Madame Thana

Vous n’êtes pas mal dans le genre du voyeur bien-pensant venu se rincer l’œil à bon compte ! A bon compte, enfin… à bon compte.

René

Allez, vous me faites languir.

Madame Thana

Eh bien, imaginez… une ferme. Tranquille. Un vieux paysan, son vieux cheval. La poésie du soir qui tombe sur un petit chemin jonché de brindilles de foin coupé, comme si le Petit Poucet était passé par là… Les poules en liberté autour de la maison, dans l’air lourd des senteurs d’arbustes de l’arrière-pays méditerranéen… Chênes verts, genévriers, petits résineux parfumés…

René

On passe.

Madame Thana

Complicité, tendresse entre l’homme et la bête. La rare camaraderie des vieux compagnons de route.

René

Oui, oui. Et tout et tout. Venons-en au fait.

Madame Thana

Attendez, vous êtes impatient…

Temps bref

Voilà l’homme rentrant son cheval maintenant détaché dans la cour. L’homme lui tapote l’épaule pour le convaincre de pénétrer dans l’écurie, comme on fait aux petits enfants. Comme une caresse. Il l’accompagne pour s’assurer qu’il a à manger et à boire, et là, -l’inspiration, l’envie de rompre la monotonie de cette scène répétée des milliers de fois… et puis, la quasi-certitude que ce bon monsieur le souhaitait sans doute aussi, bref- je fais rentrer dans l’écurie un petit taon. Pour voir… Bzz…

René

Alors ?

Madame Thana

Alors, voilà que le taon… pique le vieux bourrin juste à l’aine. Et notre cultivateur était juste derrière… Il s’est pris un de ces coups de sabot…

Elle rit

…dans les génitoires…

Ils sont hilares. Temps bref

A cet endroit, vous vous rendez compte ? Dans l’éc…

René

Ouille !

Temps bref. Regards

Madame Thana

Je reprends. Ne m’interrompez pas. Dans l’éc…

René

Précipitamment

Ouille…

Madame Thana

Rêveuse

Ah, les bijoux de famille...

Elle se reprend

Euh, non, pour ma part je voulais dire : dans l’éc URIE…

René

Moi, je disais ‘ouille’, parce que… ça doit faire très très mal.

Ils rient

Madame Thana

Vous le voyez : je ne m’ennuie pas dans mon métier…

 

 


Extrait de La Solution Miracle

Est-il possible pour un esprit normal, ou raisonnable, d’aimer une personne vraiment d’amour, et dans le même temps de s’appliquer à prendre d’une façon ostentatoire le contrepied d’à peu près tout ce qu’elle désire, la contrarier chaque jour avec science et obstination ? J’avoue me l’être demandé aussi et en ai grincé de rire, sur le fil du rasoir entre le pétage de plomb d’un jemenfoutisme effréné et le poids d’une angoisse proche de la toile tendue par le Strindberg de la Danse de Mort. 

Estelle

S’il n’y avait… que les cueillettes et les récoltes, ce serait tout à fait merveilleux : l’Eden sur terre, aux fruits rougissant de confusion et de malice, jonché de légumes joufflus, parfumés et coquins, qui offrent au promeneur libre leurs contours drolatiques, leurs fantaisies de conte de fées …

Eugénie

La moindre dépense d’énergie serait compensée !

Estelle

Tout geste deviendrait une conquête enchantée, dans cette profusion de couleurs que j’imagine…

Eugénie

Quelle débauche de senteurs subtiles et de saveurs ne se heurtant jamais, mais se mêlant dans une sorte d’harmonie plus ou moins céleste, fleurs, fruits !

Estelle

Tout serait invite, complicité…

Eugénie

Sourire, douceur, abondance, laisser-aller au-delà des limites du raisonnable dans l’ordre des plaisirs immédiats !

Temps bref. Elle change de ton

Mais je crains que nous nous égarions cruellement.

Baptiste

Sûrement pas : pour une fois que je te trouve dans le vrai… Eh bien, ma très chère femme, comprends bien une chose : ton Baptiste n’est en quête que de cet Eden terrestre, à la seule fin de le partager avec toi.

Eugénie

Tu peux toujours l’attendre.

Baptiste

Il viendra !

Eugénie

Mais tu débloques. Il ne viendra pas.

Baptiste

Mais si ! D’ailleurs ce n’est pas du futur, c’est du présent. Il vient tranquillement je te l’accorde, mais il vient.


Eugénie

Elle s’emporte

Tranquillement ! Tranquillement ! Tout se passe trop tranquillement ! Pourquoi faut-il toujours que tout soit à ton image, « tranquille » ? Moi j’en meurs, de cette tranquillité ! Pour moi, elle est une sœur sournoise de la mort, qui tournoie auprès de nous sur la pointe des pieds ! Et pendant tout ce temps-là, comment va notre bon Baptiste ? Tranquille ! Serais-je mieux inspirée de devenir une plante pour qu’il y ait une chance que tu t’intéresses à moi ? Promis, je vais compulser des livres de magie sur cette question aussi urgente qu’importante. Plante d’ornement ou légume ? Vers quel genre va ta préférence, jardinier ? Dis-le moi, qu’au moins je le sache !... Je me recroqueville au centre, j’attrape le ver, et Baptiste ? Tranquille !

Elle toussote

Je suis en plan, tu vois. J’ai la cloque, la rouille, je jaunis sur les bords, je commence à blanchir au centre, et Baptiste ? Tranquille ! Ma tige casse, se vrille, je perds mes feuilles, je fane, et Baptiste ? Tranquille ! J’ai « la maladie », comme vous dites ! J’ai la tavelure, Baptiste ! Le mildiou, l’oïdium ! Ce qui me ronge, c’est un phylloxéra supérieur ! Et ne pense pas t’en sortir en me traitant avec la bouillie bordelaise, au moyen de fongicides ou insecticides, du sulfate de fer, ou je ne sais encore quelle solution… soufrée ! Affole-toi un peu, Baptiste Quinon, je suis ta femme !

Elle toussote

Baptiste

M’affoler ?… Pas du tout : je m’efforce d’être fataliste. Juste prendre la vie comme elle vient. Je l’ai toujours dit. Faire du mieux que je peux ce qu’en conscience j’estime devoir faire, tout est là. Tout le reste…

Un temps

Eugénie

Est littérature. Oui Verlaine.

Sa voix est retombée. Temps bref

Allez, ressers-moi.

Baptiste

Tendre

Oui, mon chou.

Estelle

Arrête d’appeler maman comme ça, à la fin. Je comprends que ça l’énerve : on dirait que tu te fous d’elle. C’est pas possible !

Un temps. Ils boivent

Baptiste

Sentencieux

Les difficultés de la vie…

Estelle

Précipitamment

Sont difficiles. C’est bien ça ?

Eugénie

Abattue

Ici, nous réduisons comme un fond de sauce, comme… un bouillon de pot-au-feu oublié sur le gaz.

Estelle

Bonne idée, c’est bon ça : papa les légumes, toi la viande ?

Baptiste

Vous me donnez faim.

Eugénie

Toi alors, tu ne sais pas attendre. Prends ton mal en patience comme tout le monde, ça vient.

Baptiste

Je veux bien croire que ça vient, mais ça ne vient pas vite !

Estelle

Ça va venir…

Baptiste

Si ça va venir, alors je ne peux que m’incliner, je n’irai pas à l’encontre des lois de la nature.

Estelle

Prends exemple sur nous : nous savons attendre, n’est-ce pas ?

Temps bref

Eugénie

Tu faisais quoi, tout à l’heure ? Tu en as mis un temps pour rentrer. Le soir tombe depuis un quart d’heure, déjà.

Baptiste

Tu le sais comme moi : j’étais à la rencontre d’Edmond.

Estelle

Je me suis laissé dire qu’il n’est pas venu d’ailleurs ; sauf plus ample informé. Je suis loin de tout savoir.

Eugénie

Il a bon dos Edmond, Edmond, toujours Edmond. Ça confine un peu aux tocs, ton affaire, méfie-toi. Je suis surprise que tu le mélanges à toutes les sauces. Après tout, ça ne m’a pas l’air si grave que ça : s’il n’est pas ici, c’est qu’il est ailleurs, on peut l’affirmer. Mais toi, pendant ce temps-là, tu ne papotes bien sûr pas ni ne blablates, c’est trop vil, ni ne jases, encore moins ne bavardes, avec tes culs terreux de cambrousards de paysans, ah non, pas d’erreur je vous prie : Monsieur Quinon consulte ; il s’entretient doctement en professionnel, il confère…

Estelle

Mens sana in corpore sano…

Eugénie

Je me demande bien ce que tu leur trouves, par exemple ; ce qui fait que tu éprouves tant de… plaisir, en leur compagnie. On vous entendait rire, comme des copains de promo.

Baptiste

M. et Mme Baussard me racontaient à leur façon particulière une histoire d’héritage, de partage de terres. Tu aurais dû l’entendre. Une histoire à dormir debout ; ils ont un humour étonnant, même sur un sujet qui n’est pas a priori…. J’avais juste croisé un petit quart d’heure avant leur cadette, qui s’apprête à quitter son école à la fin de l’année. Déjà une belle plante pour son âge. Elle ne déparerait pas dans une salle d’attente de dentiste ou de pédicure, sur les magazines.

Eugénie

Elle me fait l’effet d’une sacrée petite délurée, d’une intrigante qui sait trop qu’elle séduit et n’a sûrement pas froid aux yeux, ni au reste.

Estelle

Aïe, nous allons avoir une scène de jalousie, surtout si l’intrigante en question a de jolis yeux.

Baptiste

Oh, je ne suis pas resté plus de dix minutes avec elle. Elle m’a fait une proposition gentille, je n’ai pas refusé.

Eugénie

Tiens ? Par exemple, quelle proposition gentille ?

Baptiste

Elle m’a proposé de me tailler une petite… la courte haie de pruniers sauvages au bout du chemin. Elle n'en a pas eu pour longtemps. J’avais juste dit à « ses vieux », comme elle les appelle sans irrespect d’ailleurs, que ne m’étant encore jamais attaqué aux pruniers moi-même, je n’ai pas la moindre idée de la façon de le faire. Tu connais ça, toi ? En tout cas la gamine, qui possède depuis longtemps ce savoir-faire, veut bien mouiller un peu sa chemise pour moi. Même sans cela d’ailleurs, je la trouve sympathique.

Eugénie

Provocante, oui.

Baptiste

Plutôt spontanée, rigolote.

Eugénie

Je lui trouve assez mauvais genre.

Estelle

Si c’est une allumeuse, toutes les bonnes raisons d’y voir clair.

Baptiste

Elle ne s’est proposée de m’aider que pour des prunes.

Estelle

Tu cultives dans tous les recoins de l’existence, à des moments où l’on ne s’y attendrait pas.

Eugénie

A quoi, d’ailleurs, est-il raisonnable de s’attendre ?

Baptiste

Si j’avais la réponse à cette énigme, tu l’aurais aussi. C’est l’interrogation d’un Sphynx, ou d’une Sphynge. Je me la suis posée plus d’une fois. En évitant toujours, soigneusement, d’aller plus loin. Lâcheté à laquelle, peut-être, je dois ma survie.

Estelle

Happening : s’attendre à autre chose qu’à rien, c’est-à-dire à tout ; puisque rien, en somme, nous l’avons.

Baptiste

Donc à quelque chose, forcément !

Eugénie

Tant mieux.

Estelle

Mais à quoi ?

Baptiste

Attendre ce que nous avons, ce n’est guère logique. Jouissons-en, en premier lieu…

Crescendo dans l’exaltation d’Estelle et Baptiste qui s’abandonnent sans faire attention à Eugénie.

Estelle

Nous y sommes de fait, nous naviguons en pleine nature !

Baptiste

Oui ma fille, attention, car notre embarcation est loin d’être immobile !

Eugénie

C’est parti…

Estelle

Vent à quinze nœuds, au moins. On se tient au bastingage !

Eugénie

Zim boum boum : on met une thune dans le bastringue !

Baptiste

Sentiers de pierres bordés de ronciers aux mûres sucrées et poussiéreuses…

Eugénie

C’est ça …

Estelle

Ruines habitées de figuiers sauvages couverts de fruits murs…

Eugénie

Haussant les épaules

Tu me l’as enlevé de la bouche.

Baptiste

Nous sommes ici à la proue du monde, nous faisons route !

Eugénie

Pauvre capitaine.

Estelle

Toute nature au vent, nous sommes en train de voguer vers l’Azur de l’Albatros…

Eugénie

J’ai le mal de mer.

Estelle

En avant, toutes ! Souquer ferme !

Baptiste

Cap sur un monde authentiquement inconnu !

Eugénie

Puis quoi encore ?

 

 

Extrait de Le Dessous

  Je ne peux sérieusement écarter l’hypothèse qu’il fallût être moi-même un peu voilé de l’axe, pour concevoir la gageure d’un seul-en-scène sur-mesure faisant babouiner un personnage schizophrène sur ses aigreurs…
  Si mon étincelle de départ a été la situation du personnage de Dostoïevski dans « Le sous-sol », je n’ai à aucun égard voulu en écrire une adaptation pour le théâtre. C'est très librement inspiré. J’y débride mon propre imaginaire indépendamment du Maître, dans le fond comme dans la forme.
  C’est pour moi, par excellence, une aventure d’écriture jubilatoire, où j’ai actionné à la fois l’emballement et le frein pour exacerber les tensions de mon personnage. Elles sont éclairantes de sa foutraquerie pourtant lucide, miroir de tout un chacun confinant à du « rire au-dessus d’un précipice ».


voix 1

Il sursaute

Oui ?…

voix 2

Insecte !

voix 1

Résigné

Pourquoi me dis-tu ça ?

voix 2

Par plaisir.

voix 1

Je sais, je suis un insecte, moins qu’un insecte, même pas un insecte. Juste moi. C’est cela, que je suis. Mais en même temps je crois représenter pas mal de monde. Qui vaut mieux que ça ? Dis-le moi !

Voix 2

Temps bref

Les chimères, tu connais ?

voix 1

Les ?

voix 2

Ces monstres velus, de toutes formes, obtenus en greffant sur une plante une espèce autre que la première…

voix 1

Violent rejet

Connais pas !

voix 2

Allez, du calme, je te raconte une brève histoire.

voix 1

Il crie

Non !

voix 2

D’abord sentencieux

De minuscules fleurs tropicales, orchidées mouches, connaissent le viol d’un insecte, appelé goryte ; né quelques jours avant sa propre femelle, aiguillonné tout de suite par le désir sexuel, le goryte mâle, sorte de guêpe, chevauche la petite orchydée-mouche, la pénètre frénétiquement. Pas pour de la fausse, pas en rêve. Dixième de gramme peut-être, tu vois, il donne tout. Il en jouit… et ce faisant, il l’ensemence. Tu imagines la scène ? Aussi brève qu’intense mais nom de Dieu, quel pied !

En mimant l’acte sexuel du bassin et des bras il halète trois secondes puis brutalement excédé se met à faire quelques pas en avant, comme pour fuir.

voix 1

Je m’en fous du goryte ! Il peut se branlouiller tant qu’il veut, sur tout ce qu’il veut !

voix 2

Ah pardon, détrompe-toi : il ne se masturbe pas. Il baise intensément la fleur choisie, en femelle de sa propre espèce. A fond, sans se poser de questions, comme on doit le faire.

voix 1

Alors c’est qu’il croule sous sa condition mécanique. Un robot, un vulgaire automate, sans âme. A des années-lumière du règne de la pensée ; c’est-à-dire du sentiment de vivre, comme je l’espère.

voix 2

Crois-tu… que quelque chose comme des fleurs volantes résulte de cet hymen inconsidéré, certes aveugle ?…

voix 1

Ton de colère froide

Ce que je crois fermement, c’est que tu es en train de me hacher menu les balustrines, au-delà des mots, avec ton histoire à la con.

voix 2

Comme tu me le demandes si gentiment, je vais te le dire : au-delà de toute attente cette copulation ne se révèle pas stérile mais féconde. Elle donne naissance en effet, ô paradoxe. Ce qu’il en résulte, c’est une sorte de gale, excroissance semi animale sur le végétal, parfois à chevelure crépue, barbue, parfois enflée comme une bourse où ne logent qu’araignées et poux. Du cacateux, de l’abject, du répugnant, du dégeulasse. Répugnance pouvant certes valoir fascination. Dégoûtation mais prédominance du rêve. Le nom de cette saloperie est aussi beau que grotesque sa réalité : ce repoussant avorton s’appelle une « chimère ».

voix 1

Hargneux

Et moi, là-dedans ?

voix 2

Toi ?

voix 1

Oui, moi.

voix 2

Qui, toi ? Quel « toi » ? Quand « toi » ?

voix 1

« Insecte » c’était encore un compliment, c’est ça ?…

voix 2

Pour une fois, tu ne saurais mieux dire. L’insecte, lui, a le courage d’assouvir ses propres instincts, même sur une plante. Faute de mieux peut-être, et encore, ce n’est pas certain ; notre goryte, pour sa part, enfourche au moins la fleur, il l’enfonce, la couvre, la saillit jusqu’au bout de son souffle et de sa force, prend à tout prix la peine de faire son métier de mâle. A telle enseigne qu’il finit par la troubler, c’est certain. Jusqu’au tréfonds de sa chair il lui communique son fantasme. Il rêve en actes. Toi, tu ne rêves qu’en pensées.

voix 1

Justement : n’ayant rien à voir du tout avec cette… guêpe, je me demande bien pourquoi tu m’as assommé de son histoire.

voix 2

Parce qu’elle coïncide admirablement avec toi.

voix 1

La guêpe ?

voix 2

Pas le moins du monde, justement. Je ne peux que te donner mon plein accord là-dessus. Mais la « chimère », hideuse boursouflure gonflée de mauvaise conscience, le monstre issu de l’union contre nature, c’est toi.

voix 1

Se levant, pour fuir

Viens, ma Marie!

voix 2

Revenu se rasseoir, il ébauche un geste obscène

Que crois-tu que ça puisse donner, avec ta petite… orchydée-mouche ?

voix 1

Marie n’a rien du tout d’une mouche, strictement rien.

voix 2

Un peu orchidée quand même, en tous cas équipée des attributs puissants de l’attraction phéromonale… Alors, ça donnerait quoi ?

voix 1

Ça donnerait ce que ça donne avec tous les innocents : la spontanéité légère de toute vraie vie, l’abandon aux gestes simples, le sens des bonheurs immédiats, le don de tendresse ! De l’oubli, au moins par moments, de tout ce qui s’acharne tant à nous enclouer !

voix 2

C’est ce que je disais, Marie : ce n’en seront que les monstres, les fantasques avortons. Toi et lui appartenez à un règne différent.



Extrait 1 de Messieurs, Madame

A partir d’une histoire de type vaudeville pur selon une idée originale de Gérard Pirodeau, l’occasion m’a intéressé d’ignorer certains codes en prenant à l’envi le contrepied de clichés.  J’y traite l'amour entre deux hommes comme ce qu’il est : un amour comme tous les autres dans la durée, avec des hauts et des bas, loin d’une certaine biscotte dans une certaine « Cage… ».  Raoul, celui des deux qui n’a pas fait son coming out, invite leur voisine à venir lui donner la réplique lors de la soirée où il va recevoir ses patrons. Michel, évidemment, ne va pas rester inerte… Théâtre/réalité, mensonge/vérité, apparence/illusion, les jeux sont ouverts, bientôt (mal) faits. Dans cette expérience formelle et unique pour moi, je n'ai pas moins visé à faire penser qu'à faire rire.

MICHEL

Il déambule nerveusement, faisant mine d’inspecter tous les recoins de la pièce

 
Moi, je ne vois rien que des belles choses dans notre salon. Rien qui soit de nature à surprendre ou effaroucher des gens du grand monde, bien au contraire. Je me suis chargé de sa déco avec amour, et j’en suis fier. Qu’est-ce que tu trouves d’un coup de si choquant à en dire ?

RAOUL

plus souriant

Je ne parlais pas de notre cadre de vie, mais de notre style, de notre mode de vie intime, de notre… genre.

La tension s’est inversée : Raoul s’attendrit en une gestuelle expansive en se rapprochant de Michel,  quand celui-ci durcit son regard et se fige.

Allez mon Miche, tu sais très bien ce qu’encore une fois je veux t’expliquer : je n’ai encore jamais fait mon coming out, voilà ! Tu dois m’aider dans toute la mesure du possible, et surtout pas me mettre des bâtons dans les roues en faisant cette moue d’enfant. Arrête de bouder : c’est toujours mon problème, rien de neuf sous les Tropiques. On en a déjà parlé un certain nombre de fois…


MICHEL

Il ébauche un sourire, mi- désabusé, mi ému

Toujours ton vieux monstre du Lochness qui refait surface, le Nessie des lacs écossais… Il m’emmerde, celui-là. Je lui tordrais volontiers le cou… On n’en aura donc jamais fini, avec ça ?... Tu as peur de quoi, au juste ? Qu’ils te prennent pour une tata ?... Nous ne sommes pas des tatas, et en personnes intelligentes qu’ils sont sûrement, ils ne pourront que s’en rendre compte et nous considérer avec le plus grand respect. Je parie qu’ils ne s’attardent pas à ces détails qui ne les concernent en rien, et qu’ils ont de plus hautes préoccupations. A leur niveau de responsabilités on est ouvert, et on a un solide sens de l’essentiel. La chose la plus vraisemblable, c’est qu’ils s’en fichent comme de la couleur des tantouses… non, je parlais bien sûr de la couleur des tentures, qui comme tout le reste m’ont beaucoup préoccupé…

RAOUL

avec un sourire décontenancé

Tout est très beau ici mon Miche, j’en suis fier aussi… Tu sais très bien que tu as toute ma gratitude.

(Temps bref)

Mais pour en revenir à ce soir…


MICHEL

Eh bien ?

RAOUL


Eh bien voilà, je ne sens pas les choses, c’est trop tôt ; je ne veux pas qu’ils me découvrent. Ça m’affole.


MICHEL

s’efforce de plaisanter

M’affole, j’ai dit m’affole ? Comme c’est bizarre…

rire nerveux

Il dit que ça l’affole, l’affole, l’affole…

 …mais en tentant de poursuivre sur cette lancée il cesse de sourire car la moutarde lui monte au nez…

Te découvrir ? Ah mais non, tu te fais des illusions ! Tu resteras décemment habillé, mon Bichon. Pas question de se mettre à poil, ni toi ni moi…

il change enfin carrément de ton

Tu ne veux quand même pas dire que tu es prêt à leur faire un numéro d’hétéro ? Il sera mauvais. C’est du déjà vu, du rebattu, même au théâtre !! Et je t’aurai bien prévenu : quoi qu’il arrive ou n’arrive pas, ne compte jamais sur moi pour te donner la réplique dans ce scénario réchauffé.

RAOUL

dépité

Oh, je sais très bien que je ne peux pas compter sur toi pour être un cousin lointain retrouvé sur Google …

MICHEL

avec un sourire ironique

Ou pour l’ami de province qui s’offre une brève visite de la capitale, pile dans l’intervalle du Salon de l’Automobile pour le rabais du prix d’achat de sa nouvelle bagnole...

retrouvant son air indigné :

Sûrement pas, tu peux courir !  Ça alors ! Et puis quoi encore ?... Tu serais assez gonflé pour oser me demander ça ?

RAOUL

au comble de l’embarras

Non, je ne te le demande pas…

Michel respire un peu mieux mais il garde son regard soupçonneux sur Raoul.


MICHEL

ne désarmant pas

Tout de même ! Un peu d’honneur ! Ce n’est pas parce que ces deux… godelureaux d’hétéros débarquent, que nous perdons d’un coup notre identité, notre dignité, pour tout dire notre humanité, toutes nos bonnes raisons d’exister, notre fierté ! Pas la moindre raison de leur faire ce genre de numéro, à tes toreros !

RAOUL

même jeu que précédemment

Tu n’auras à leur faire aucun numéro, mon Michel.


MICHEL

près d’exploser

Par les cornes de Belzébuth, encore heureux !... Mais je vois bien que tu ne m’as pas tout dit. C’est le moment de vider ton sac, qu’on en finisse !

RAOUL

En fait tu vois, pour toi comme pour moi car je crains que la soirée ne te soit guère agréable, il vaudrait sans doute mieux, tu en seras sûrement d’accord parce que nous devons tenir compte de la conjoncture, et comme je pense aussi qu’ils vont faire le déplacement pour m’annoncer une promotion, sinon je ne vois pas pourquoi ils se dérangeraient…

MICHEL

Pas la peine de me jouer ce mauvais air de violon ! Je n’aime pas beaucoup que tu tentes de me dorer la pilule. Essaie tant que tu voudras de me faire prendre des vessies pour des lanternes, c’est perdu d’avance.

RAOUL

bégayant presque

Ce n’est pas ça du tout, je t’assure.


MICHEL

Accouche !

RAOUL

En fait j’ai pensé, que peut-être, étant donné les circonstances dans lesquelles s’inscrit cette arrivée inattendue de mes responsables,  il serait plus simple… que tu ne passes pas la soirée avec nous. Ça va me priver beaucoup, sache-le. Plus que toi. M’angoisser, même. N’imagine pas que je choisis la facilité.


MICHEL

hors de lui

Viré, c’est ça ? En somme, je me retrouve viré ! Voilà enfin le pot-aux-roses, voilà le bouquet. Ça valait la peine d’attendre ! On commence par une soirée, le reste vient ensuite !… Viré au premier prétexte par mon chéri de trente ans, à cause de ces deux Pierrot !!! Ecce homo, au secours !! Homo, tu entends ? Ecce homo ! Pour ton ardent souhait de plaire en mentant, n’en crois rien, ça ne se passera pas comme tu l’espères !

 

 

Extrait 2 de Messieurs, Madame


Très préoccupé, Raoul réfléchit sur l’emplacement de certains éléments de décor, qu’il déplace depuis le buffet sur la table, et/ou inversement. Comme touché par une illumination soudaine, il soulève délicatement un compotier lourd de fruits et se dirige vers une desserte, quand la sonnerie de la porte retentit d’un coup bref. Ne sachant encore où le poser il se précipite vers l’entrée, les deux mains prises ; en appuyant sur la poignée du coude droit il parvient à ouvrir la porte, mais ne peut la tirer vers lui. Il s’impatiente.


RAOUL

Enfin vous, tout de même ! J’ai failli vous attendre : mais ciel, qu’est-ce que vous fichez ? Je vous espérais bien avant ! On peut savoir ce qu’il se passe maintenant ? L’apoplexie, la congestion cérébrale, l’a.v.c. ?...  Non mais c’est pas vrai : vous ne pouvez même pas pousser une porte ?La grande faiblesse, tout de même ! Allez !... Si ça se trouve mes deux zouaves sont déjà au bas de l’immeuble. Vous comprenez ?... Mais poussez la porte, bon sang !

Raoul reste planté là le regard fixe, et tape du pied d’impatience. La porte s’ouvre lentement

EDOUARD SCHOULS

Dépassant légèrement la tête vers Raoul, en souriant

Vos deux zouaves vous saluent… faiblement, Monsieur Châteaux.

Raoul faillit en lâcher son plat et laisse tomber tous les fruits par terre. S. et P. sont entrés en laissant la porte entrouverte


RAOUL

Pardonnez-moi messieurs, vous me voyez très confus ; rien de ce que je viens de dire ne vous visait, évidemment. Il y a méprise

SCHOULS

Affable, puis admiratif

Cher collègue, soyez sans crainte. Nous venons vous voir dans les meilleures intentions, juste intrigués par ce premier moment, si singulier. C’est par ailleurs, je dois dire, tout à fait charmant chez vous.

RAOUL

Se forçant à sourire mais toujours très tendu, il remet en grande hâte les fruits sur le compotier et le repose négligemment

Merci pour cette bienveillance qui vous caractérise, mais je tiens à dissiper toute confusion sur la manière dont malgré moi je vous ai parlé ; du moins, sinon à vous, j’ai  parlé sans conteste avec légèreté… sans avoir vérifié qui venait de sonner.


SCHOULS


Se permet une brève visite de la pièce, en s’extasiant devant la déco ; il s’attarde devant certains éléments, bras croisés

Quelle sensibilité dans ce salon, c’est magnifique. Une sacrée leçon de bon goût ! Nous rencontrons rarement un tel degré de finesse, en même temps que de sobriété dans la déco. Très harmonieux. Un mot me vient à l’esprit devant tout ça : chapeau à vous, vraiment. Enfin je veux dire, à vous et à votre moitié, qui n’a pas dû rester inerte dans cette réalisation. Ça doit être au bas mot du cinquante cinquante, j’imagine. Une harmonie pareille, je crois m’y connaître, ça ne trompe pas. Elle est la marque d’une réelle solidité, le reflet de profondes affinités dans un couple.

Schouls se retourne soudain vers Raoul resté derrière lui, et constate qu’il a toujours l’air aussi accablé

Laissez cher ami, laissez, ne vous en faites donc pas pour cet imbroglio somme toute insignifiant, qui n’est autre que l’une des surprises innombrables que réserve à chacun le théâtre de la vie… Ça arrive, n’allons pas plus loin ! Vous savez, nous en avons vu tellement d’autres… Votre idée de « congestion cérébrale », très rigolote. Le chikungunya peut-être, n’aurait pas été mal non plus… Ça plonge dans des états !

(E. S. et J-E. P. ont un petit rire)… 

A l’écoute attentive de ce chapelet d’un registre vraiment inhabituel,  nous étions à peine intrigués ; pas indisposés du tout, plutôt amusés. N’est-ce pas, Jean-Etienne ?


JEAN-ETIENNE PERICHON

 Souriant

C’est évident, il n’y a aucun problème possible ! Monsieur Châteaux est notre plus proche associé dans la maison !

RAOUL

Il pointe l’index vers le plafond

Figurez-vous que la… je veux dire… ma femme, vient de s’absenter pour quelques minutes en vous attendant…


SCHOULS

Heureux Raoul, vous devez avoir une épouse charmante ! Vous la cachez si bien, et n’en dites jamais rien. Loin de toute curiosité mal placée il faut me croire, nous osons nous avouer impatients de la rencontrer.


RAOUL

 Embarrassé

A son sujet, vous le comprendrez, je me trouve dans la plus mauvaise position pour en dire du bien ; ce serait grotesque. Je préfère, comme le bon usage m’y invite, vous laisser vous-mêmes en faire votre propre expérience.


SCHOULS

Le quartier paraît supportable. Elle n’est pas mal du tout cette rue de Courcelles. Quant à l’immeuble et l’appartement eux-mêmes, n’en parlons pas ! Je vous trouve ici dans un nid d’amour très convenable, de grande qualité et perché à la bonne hauteur. Pourquoi ne pas vous le dire : nous sommes fiers de notre fondé de pouvoir.

RAOUL

Même jeu que précédemment

Du fait de nos activités, intenses des deux côtés, de centres d’intérêt et de goûts parfois différents, très affirmés, Michèle et moi avons conscience d’être un couple à certains égards, qu’on peut, sous certains angles, qualifier de passablement… insolite.


SCHOULS

Michèle ? Un beau prénom, qui ne se démode pas et que j’ai toujours bien aimé. Et puis, il y a la chanson…

Il commence à fredonner avec l’accent anglais et des regards complices :

« Michèle, ma belle…

PERICHON

Amusé, se laisse prendre au jeu et fredonne la suite

…sont des mots qui vont très bien ensemble, très bien ensemble »

SCHOULS

Je suis sûr qu’elle a continué de vous plaire.


RAOUL

D’abord paralysé par la gêne, il se reprend

La chanson, oui…

Temps bref

Mais je suis en train de manquer à mes obligations les plus élémentaires alors que j’ai tout fait pour vous recevoir au mieux. Voulez-vous vous asseoir, et partager un petit breuvage apéritif ?

SCHOULS

Oui, trinquons, ça la fera venir !

Gestuelle et jeu de regards : ils s’assoient, Raoul leur fait choisir leur boisson puis les sert. Un temps.


 

Extrait d'APEGA

 

Tyran sanguinaire de Sparte de 207 à 192 av.  J.-C. , Nabis est à lui seul tous les salops dont les exemples dans l’Histoire ne manquent pas, mais aussi présents aujourd’hui, sportifs de haut niveau des abus de pouvoir, invariablement au mépris de la vie humaine et liés à une  vie dite «spirituelle » affichée.  En totale liberté vis-à-vis des faits historiques,  j’ai fait de sa femme Apêga une lointaine sœur d’Antigone résolue à désintégrer ce monstre boulimique de tous plaisirs, d’abord sexuels.  Nombre de clins d’œil à notre monde familier rendent drôle cette mixture de répugnance et d’épouvante, c’est ma gageure. 

NABIS

L’œil brillant

Toi, tu fais trop partie de Nabis pour briser mon intimité avec les dieux. Et puis… tu me rends si bien ton… culte sacré, tu m’offres avec tant de science ton culte… Tu vas me faire encore tes trucs et tes machins ; et puis, tes machins et tes trucs !

APEGA

Oui, mon Nabis. Seulement, il n’y a pas que ça… Tu tiens vraiment à me faire parader avec toi demain ?

NABIS

Par Aphrodite, tu me trouves trop vieux ; tu auras honte.

APEGA

Non, ce n’est pas ça du tout : je serai fière au contraire. Qu’importe la différence des âges entre nos corps, quand éclate à ce point l’identité de nos cœurs ; la liberté sera toujours jeune. Et tu as… libéré la Grèce !

NABIS

Evasif

Euh, oui, la liberté...

APEGA

Et tu es bon Nabis, tu es très bon, si bon. C’est bien toi qui as fait arrêter le massacre des pro-Athéniens, à Corinthe.


NABIS

Satisfait

Oui ; j’aime mieux les vendre comme esclaves.

APEGA

Par tes… châtiments exemplaires, tu es radicalement fait disparaître les viols dans toutes les villes conquises…

NABIS

Rire bref

Oui, en faisant disparaître sur la personne des violeurs la partie d’eux-mêmes la plus grecque, aussi tendue que les colonnes de Délos !

Il ébauche un geste obscène puis reprend, attendri

Cette avancée de chair, petit Péloponnèse…


APEGA

Enthousiaste

Grâce à toi, le viol est un crime !


NABIS

J’ai dit à nos soldats : ne forcez pas les femmes. Mais si elles veulent tâter de notre… ressort spartiate, alors, montez ! Montez, au sommet de l’extase.

Un temps

Qu’est-ce que tu penses de mon Commis ?


APEGA

Elle le regarde. Temps assez long

C’est un pur. Il a ma confiance ; il me regarde droit dans les yeux. Hippomédon, par contre, ce serait plutôt… droit dans les seins, et… le long des hanches.


NABIS

Jovial

Sacré Hippo, il est de ma trempe. Pour lui, une femme…


APEGA


Ça me fait drôle, ses regards qui glissent sur moi comme des serpents. Je les sens presque contre ma peau.


NABIS

Même jeu que précédemment

Eh…oui, on sait ce qu’on veut, nous, les hommes de Sparte : nous prenons très à cœur notre devoir de procréer : toujours prêts à nous dévouer pour assurer l’avenir de la Grèce, on se soumet à l’obligation patriotique : quand on voit une jolie femme, on se dit « qu’il y a de l’avenir là-dedans ! » C’est pourquoi on aime bien en mettre un coup… dans le présent… Comment rester de glace devant une si belle créature des dieux ?  Je ne t’apprendrai rien : à l’impassible nul n’est tenu…


Temps bref

Enfin, je vois qu’Hippomédon te fait bien rire…


APEGA

Avec une expression énigmatique du visage

Rire ?… Enfin, il voit sûrement en moi… beaucoup d’avenir. Ses yeux me le font, je dirai, assez bien savoir.


NABIS

Ton de la fureur. Il agite violemment sa crécelle

Quoi ? Des regards douteux ? S’il tente la moindre ébauche de commencement de début d’amorce de geste, il saura les délices raffinés de nos traîtres : flagellation presque mortelle, oreilles et nez tranchés, puis découpage en 4 par écartèlement ! Pas de haut dignitaire de l’Etat qui tienne !  Ah la la !


APEGA

Apaisante

Non, c’est lui faire injure que de penser tout ça : Hippo… est plus que jamais ton fidèle compagnon d’armes ; il ne jure que par toi. Mon Nabis, tu te fais du mal. Pense plutôt… à notre joie de demain… et quand, dans peu de jours, nous irons présider les jeux pythiques de Delphes, main dans la main !

Le visage de Nabis s’éclaire de nouveau

Dis-moi si je devine bien à quoi tu penses : tu te vois sur les traces d’Alexandre, d’Achille, d’Iphigénie, d’Œdipe, et de quelques autres, qui ont franchi de leur vivant la distance infinie entre l’humain et le divin…


NABIS

Admiratif

Tu y es : c’est tout à fait ça !  Quelle puissance divinatoire !


APEGA


Et… tu te demandes quand même si tu es aussi digne qu’eux d’abolir officiellement cette distance…

NABIS

Enthousiaste

Oui, Apêga, parle-moi encore : les dieux te hantent.


APEGA


Eh bien… tu dois cesser de te poser la question, parce que je suis certaine que tu le mérites. La Pythie de Delphes, qui possède dans ce domaine des savoirs ô combien spéciaux, certifie publiquement ton origine divine. Pour la… remercier, je lui ai fait remettre… quelques talents d’or. Tu le vois : notre intuition converge avec les sources religieuses officielles.


NABIS


Mon Apêga, les dieux t’inspirent… Alors, dis-moi les avantages qu’apporterait aux Grecs ma déification, car tu sais qu’elle serait plutôt pour eux, pas pour moi.

 

 

retour page d'accueil