Est-il possible pour un esprit normal, ou raisonnable, d’aimer une personne vraiment d’amour, et dans le même temps de s’appliquer à prendre d’une façon ostentatoire le contrepied d’à peu près tout ce qu’elle désire, la contrarier chaque jour avec science et obstination ? J’avoue me l’être demandé aussi et en ai grincé de rire, sur le fil du rasoir entre le pétage de plomb d’un jemenfoutisme effréné et le poids d’une angoisse proche de la toile tendue par le Strindberg de la Danse de Mort.
Estelle
S’il n’y avait… que les cueillettes et les récoltes, ce serait tout à fait merveilleux : l’Eden sur terre, aux fruits rougissant de confusion et de malice, jonché de légumes joufflus, parfumés et coquins, qui offrent au promeneur libre leurs contours drolatiques, leurs fantaisies de conte de fées …
Eugénie
La moindre dépense d’énergie serait compensée !
Estelle
Tout geste deviendrait une conquête enchantée, dans cette profusion de couleurs que j’imagine…
Eugénie
Quelle débauche de senteurs subtiles et de saveurs ne se heurtant jamais, mais se mêlant dans une sorte d’harmonie plus ou moins céleste, fleurs, fruits !
Estelle
Tout serait invite, complicité…
Eugénie
Sourire, douceur, abondance, laisser-aller au-delà des limites du raisonnable dans l’ordre des plaisirs immédiats !
Temps bref. Elle change de ton
Mais je crains que nous nous égarions cruellement.
Baptiste
Sûrement pas : pour une fois que je te trouve dans le vrai… Eh bien, ma très chère femme, comprends bien une chose : ton Baptiste n’est en quête que de cet Eden terrestre, à la seule fin de le partager avec toi.
Eugénie
Tu peux toujours l’attendre.
Baptiste
Il viendra !
Eugénie
Mais tu débloques. Il ne viendra pas.
Baptiste
Mais si ! D’ailleurs ce n’est pas du futur, c’est du présent. Il vient tranquillement je te l’accorde, mais il vient.
Eugénie
Elle s’emporte
Tranquillement ! Tranquillement ! Tout se passe trop tranquillement ! Pourquoi faut-il toujours que tout soit à ton image, « tranquille » ? Moi j’en meurs, de cette tranquillité ! Pour moi, elle est une sœur sournoise de la mort, qui tournoie auprès de nous sur la pointe des pieds ! Et pendant tout ce temps-là, comment va notre bon Baptiste ? Tranquille ! Serais-je mieux inspirée de devenir une plante pour qu’il y ait une chance que tu t’intéresses à moi ? Promis, je vais compulser des livres de magie sur cette question aussi urgente qu’importante. Plante d’ornement ou légume ? Vers quel genre va ta préférence, jardinier ? Dis-le moi, qu’au moins je le sache !... Je me recroqueville au centre, j’attrape le ver, et Baptiste ? Tranquille !
Elle toussote
Je suis en plan, tu vois. J’ai la cloque, la rouille, je jaunis sur les bords, je commence à blanchir au centre, et Baptiste ? Tranquille ! Ma tige casse, se vrille, je perds mes feuilles, je fane, et Baptiste ? Tranquille ! J’ai « la maladie », comme vous dites ! J’ai la tavelure, Baptiste ! Le mildiou, l’oïdium ! Ce qui me ronge, c’est un phylloxéra supérieur ! Et ne pense pas t’en sortir en me traitant avec la bouillie bordelaise, au moyen de fongicides ou insecticides, du sulfate de fer, ou je ne sais encore quelle solution… soufrée ! Affole-toi un peu, Baptiste Quinon, je suis ta femme !
Elle toussote
Baptiste
M’affoler ?… Pas du tout : je m’efforce d’être fataliste. Juste prendre la vie comme elle vient. Je l’ai toujours dit. Faire du mieux que je peux ce qu’en conscience j’estime devoir faire, tout est là. Tout le reste…
Un temps
Eugénie
Est littérature. Oui Verlaine.
Sa voix est retombée. Temps bref
Allez, ressers-moi.
Baptiste
Tendre
Oui, mon chou.
Estelle
Arrête d’appeler maman comme ça, à la fin. Je comprends que ça l’énerve : on dirait que tu te fous d’elle. C’est pas possible !
Un temps. Ils boivent
Baptiste
Sentencieux
Les difficultés de la vie…
Estelle
Précipitamment
Sont difficiles. C’est bien ça ?
Eugénie
Abattue
Ici, nous réduisons comme un fond de sauce, comme… un bouillon de pot-au-feu oublié sur le gaz.
Estelle
Bonne idée, c’est bon ça : papa les légumes, toi la viande ?
Baptiste
Vous me donnez faim.
Eugénie
Toi alors, tu ne sais pas attendre. Prends ton mal en patience comme tout le monde, ça vient.
Baptiste
Je veux bien croire que ça vient, mais ça ne vient pas vite !
Estelle
Ça va venir…
Baptiste
Si ça va venir, alors je ne peux que m’incliner, je n’irai pas à l’encontre des lois de la nature.
Estelle
Prends exemple sur nous : nous savons attendre, n’est-ce pas ?
Temps bref
Eugénie
Tu faisais quoi, tout à l’heure ? Tu en as mis un temps pour rentrer. Le soir tombe depuis un quart d’heure, déjà.
Baptiste
Tu le sais comme moi : j’étais à la rencontre d’Edmond.
Estelle
Je me suis laissé dire qu’il n’est pas venu d’ailleurs ; sauf plus ample informé. Je suis loin de tout savoir.
Eugénie
Il a bon dos Edmond, Edmond, toujours Edmond. Ça confine un peu aux tocs, ton affaire, méfie-toi. Je suis surprise que tu le mélanges à toutes les sauces. Après tout, ça ne m’a pas l’air si grave que ça : s’il n’est pas ici, c’est qu’il est ailleurs, on peut l’affirmer. Mais toi, pendant ce temps-là, tu ne papotes bien sûr pas ni ne blablates, c’est trop vil, ni ne jases, encore moins ne bavardes, avec tes culs terreux de cambrousards de paysans, ah non, pas d’erreur je vous prie : Monsieur Quinon consulte ; il s’entretient doctement en professionnel, il confère…
Estelle
Mens sana in corpore sano…
Eugénie
Je me demande bien ce que tu leur trouves, par exemple ; ce qui fait que tu éprouves tant de… plaisir, en leur compagnie. On vous entendait rire, comme des copains de promo.
Baptiste
M. et Mme Baussard me racontaient à leur façon particulière une histoire d’héritage, de partage de terres. Tu aurais dû l’entendre. Une histoire à dormir debout ; ils ont un humour étonnant, même sur un sujet qui n’est pas a priori…. J’avais juste croisé un petit quart d’heure avant leur cadette, qui s’apprête à quitter son école à la fin de l’année. Déjà une belle plante pour son âge. Elle ne déparerait pas dans une salle d’attente de dentiste ou de pédicure, sur les magazines.
Eugénie
Elle me fait l’effet d’une sacrée petite délurée, d’une intrigante qui sait trop qu’elle séduit et n’a sûrement pas froid aux yeux, ni au reste.
Estelle
Aïe, nous allons avoir une scène de jalousie, surtout si l’intrigante en question a de jolis yeux.
Baptiste
Oh, je ne suis pas resté plus de dix minutes avec elle. Elle m’a fait une proposition gentille, je n’ai pas refusé.
Eugénie
Tiens ? Par exemple, quelle proposition gentille ?
Baptiste
Elle m’a proposé de me tailler une petite… la courte haie de pruniers sauvages au bout du chemin. Elle n'en a pas eu pour longtemps. J’avais juste dit à « ses vieux », comme elle les appelle sans irrespect d’ailleurs, que ne m’étant encore jamais attaqué aux pruniers moi-même, je n’ai pas la moindre idée de la façon de le faire. Tu connais ça, toi ? En tout cas la gamine, qui possède depuis longtemps ce savoir-faire, veut bien mouiller un peu sa chemise pour moi. Même sans cela d’ailleurs, je la trouve sympathique.
Eugénie
Provocante, oui.
Baptiste
Plutôt spontanée, rigolote.
Eugénie
Je lui trouve assez mauvais genre.
Estelle
Si c’est une allumeuse, toutes les bonnes raisons d’y voir clair.
Baptiste
Elle ne s’est proposée de m’aider que pour des prunes.
Estelle
Tu cultives dans tous les recoins de l’existence, à des moments où l’on ne s’y attendrait pas.
Eugénie
A quoi, d’ailleurs, est-il raisonnable de s’attendre ?
Baptiste
Si j’avais la réponse à cette énigme, tu l’aurais aussi. C’est l’interrogation d’un Sphynx, ou d’une Sphynge. Je me la suis posée plus d’une fois. En évitant toujours, soigneusement, d’aller plus loin. Lâcheté à laquelle, peut-être, je dois ma survie.
Estelle
Happening : s’attendre à autre chose qu’à rien, c’est-à-dire à tout ; puisque rien, en somme, nous l’avons.
Baptiste
Donc à quelque chose, forcément !
Eugénie
Tant mieux.
Estelle
Mais à quoi ?
Baptiste
Attendre ce que nous avons, ce n’est guère logique. Jouissons-en, en premier lieu…
Crescendo dans l’exaltation d’Estelle et Baptiste qui s’abandonnent sans faire attention à Eugénie.
Estelle
Nous y sommes de fait, nous naviguons en pleine nature !
Baptiste
Oui ma fille, attention, car notre embarcation est loin d’être immobile !
Eugénie
C’est parti…
Estelle
Vent à quinze nœuds, au moins. On se tient au bastingage !
Eugénie
Zim boum boum : on met une thune dans le bastringue !
Baptiste
Sentiers de pierres bordés de ronciers aux mûres sucrées et poussiéreuses…
Eugénie
C’est ça …
Estelle
Ruines habitées de figuiers sauvages couverts de fruits murs…
Eugénie
Haussant les épaules
Tu me l’as enlevé de la bouche.
Baptiste
Nous sommes ici à la proue du monde, nous faisons route !
Eugénie
Pauvre capitaine.
Estelle
Toute nature au vent, nous sommes en train de voguer vers l’Azur de l’Albatros…
Eugénie
J’ai le mal de mer.
Estelle
En avant, toutes ! Souquer ferme !
Baptiste
Cap sur un monde authentiquement inconnu !
Eugénie
Puis quoi encore ?